29 septembre 2014

Un sot dans le puits

En mémoire de mon cher et regretté enseignant. Que son âme trouve enfin la quiétude.

Les faits remontent à vingt années déjà, mais ils sont toujours vivaces dans ma mémoire. Je dirai qu’ils m’ont traumatisé un bon moment surtout à chaque fois qu’une fracture familiale était portée à ma connaissance. Puis, les années se sont écoulées et j’ai cru n’avoir plus à faire avec ce mauvais souvenir, ce drame familial. J’y ai presque réussi ; je dis presque parce que malgré ma ferme volonté de ne pas m’immiscer dans les querelles d’une famille amie, mes souvenirs m’ont rattrapé. Je ne pouvais pas tolérer qu’une nouvelle tragédie se joue sous mes yeux sans que je ne puisse rien y faire. J’ai donc décidé d’aller à la rescousse de mes amis et par la même occasion m’offrir peut-être définitivement une cure de catharsis.

En 1994, j’étais dans ma dernière année de lycéen à Abomey au Bénin. Un ordinaire après-midi de vendredi, je m’apprêtais à me rendre à l’entraînement de basketball au Lycée Mafory Bangoura quand j’observai une effervescence inhabituelle à l’internat pour garçons où je résidais. Certains camarades qui pressaient les pas, d’autres qui courraient même pour aller s’attrouper devant la maison qui fait face à notre foyer. Une grande foule s’y est déjà constituée et vue de loin, ça n’avait rien de festif. Je ne sais plus pourquoi tout de suite, j’ai eu un mauvais pressentiment en pensant à l’un de mes enseignants qui habitait aussi cette maison, une cour commune que partagent trois ou quatre ménages. Je n’aurai pas eu longtemps pour réaliser que ce n’était pas juste un pressentiment car une fois sur place, c’est à une scène irréaliste que j’allais assister. Des cris stridents, des pleurs et autres lamentations fusaient parce qu’un drame familial est survenu. Les faits dépassent tout entendement.

Plus de deux heures d’horloge déjà que mon enseignant et son frère cadet sont descendus dans le vieux puits abandonné qui se trouve dans un coin de leur maison. Et depuis, ceux-ci ne manifestent aucun signe apparent de vie. La foule attend donc l’arrivée des sapeurs pompiers à qui on a fait appel pour venir les sortir du « Doto », appellation de puits en « Fon » une langue du Bénin. Pour vous qui connaissez très bien le Bénin, de ces « Dotos » (Do qui signifie trou et To cours d’eau), on en compte par milliers dans les villages et hameaux de ce pays d’Afrique. Ils ont servi par le passé à assurer les besoins en eau des populations. Il semble que ce sont des trous profonds de plusieurs dizaines de mètre. Avec la modernité, la plupart de ces puits sont abandonnés mais n’ont pas cessé pour autant de jouer un rôle funeste dans ces contrées. C’est vous dire dans le cas présent, que toute la foule s’attend au pire vu le temps que les « malheureux » y ont déjà passé.

Mais comment est-on arrivé à ce que les deux frères se soient retrouvés dans cet abîme ? Les seuls garçons d’une famille de huit enfants, mon enseignant a bien accepté que son jeune frère quitte leur village natal pour venir rester auprès de lui afin de poursuivre ses études. En réalité, pas seulement auprès de lui puisque mon professeur était marié. Deux ans déjà que le petit frère vit chez le couple et comme dans beaucoup d’autres ménages, les tensions entre lui et sa belle-sœur sont allées crescendo. Leur mésentente n’est plus un secret pour personne et alimente régulièrement les sujets de commérage des voisins. Ce jour fatidique, madame a demandé à son beau-frère d’aller jeter les ordures ménagères dans le vieux puits abandonné qui fait office de décharge parce qu’on voulait le remplir pour éviter que les enfants de la maison n’y tombent. Le jeune homme dans un moment d’inattention a jeté le contenant en même temps que le contenu. Bref, il est retourné confus et apeuré sans le seau à poubelle voir la femme de son grand-frère qui lui fit comprendre dans une rage à peine contenue qu’il ne reviendrait sous son toit si et seulement s’il retrouve le seau. Désemparé et ne sachant quoi faire, celui-ci a décidé de descendre au fond du puits pour aller récupérer le fameux seau. Le temps passe et il ne refait pas surface. C’est alors que paniquée elle-même, la femme envoie appeler son mari qui était déjà au lycée en train de dispenser les cours. Celui-ci accourut pour constater que son frère cadet n’est toujours pas sorti de la fosse. Alors désespéré et se demandant comment il allait pouvoir expliquer cet incident à ses vieux parents restés au village, il décida d’aller chercher lui-même son frère au fond du trou. Voilà comment les deux frères se sont retrouvés pris au piège du vieux puits.

Les sapeurs pompiers arriveront enfin, puis évalueront la situation avant d’en conclure que les deux frères auraient surement fait les frais de gaz carbonique que libèrent les tonnes de déchets déversés dans le puits. Deux agents en combinaison « oxygénée » y descendront et parviendront finalement à remonter les corps inanimés. Ce fut la désolation totale. Quelques jours plus tard ceux-ci sont inhumés dans leur village laissant inconsolable toute une famille. Inutile de vous dire que la femme n’était pas à l’enterrement, la belle famille ayant juré de lui retirer aussi la vie par tous les moyens.

Triste fin en tout cas que celle de mon professeur. Le drame et surtout l’attitude de celui-ci furent diversement appréciés. Je me rappelle même que certains camarades du foyer quelques mois après ce déplorable accident, pour dire à quelqu’un qu’il manque de bon sens, le traitent du « sot dans le puits ». Je ne suis pas pour ma part aussi sévère à l’endroit de mon défunt enseignant même si je pense souvent que dans son désespoir, il n’a pas su faire preuve de bon sens.

Mais vingt ans après, face à la grande sœur de mon ami qui visiblement était prête à tout dans le différend qui l’oppose à son petit frère, j’ai dû après lui avoir raconté la dramatique histoire user des mêmes termes : « Veux-tu toi aussi d’un sot dans le puits ? », lui ai-je demandé pour faire cesser cette querelle ; car elle est convaincue que tout est de la faute de sa belle-sœur et que celle-ci déteste sa fille qui vit chez eux. Je n’ai pas reçu de réponse à ma question (en réalité, je n’en espérais pas). Elle a juste baissé la tête et ne l’a relevée que pour répondre à mon au revoir.

Depuis ce jour, ni elle ni son frère ne m’a plus fait cas de leur malentendu. Et moi, je ne vous cache pas mon soulagement d’avoir su utiliser à bon escient cette tragédie. Je continue toutefois par me demander combien d’autres familles sont actuellement en train de se déchirer et combien de sots ont-elles déjà envoyés au fond de puits ? Si j’ai décidé de publier cet article, c’est avec l’espoir que cela puisse sauver quelques vies encore. Si vous y croyez aussi, prière faire une large diffusion autour de vous.

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